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On dit d’elle qu’elle est laide ou sublime. Difforme, maladroite et boiteuse, ou bien aérienne, lumineuse et subtile. Les impressions et les mots sont en conflit. Entraînés dans une guerre qui fait rage depuis le début sur l’élévation d’un tel monstre - les budgets dépassés, le chantier qui s’enlise, les hauts cris, l’injure. Son créateur est allé jusqu’à la renier. C’est bien qu’il s’agit d’un monstre.

Il y a autant de honte et de dégoût que de fierté et d’amour dans tant de déchirement. 

On avait pas pensé accoucher d’un être si contrefait. La grâce et l’harmonie auraient du présider à cette naissance. Un choeur d’anges aurait du se faire entendre au lieu de l’aigre concert des invectives, des procès, des scandales. 

Personne ne demande à naître dans l’opprobre - ni les hommes, ni leurs grands édifices qui sont faits pour le rayonnement et la gloire.

Porter le fardeau de la déception est le pire destin de ceux que l’on avait promis au triomphe.

 

Mais la Philharmonie de Paris s’en moque. Elle déploie ses volumes et ses bizarreries avec l’air serein des choses qui sont déjà en train de devenir autre. À peine sortie de la glaise, elle s’est mise à respirer le drôle d’air du parc de la Villette, de la porte de Pantin et du périphérique parisien, qui ne sont pas des lieux fait pour la Gloire mais pour les êtres charnels qui ne cessent de s’agiter et de rêver dans la grisaille de la ville. La musique qui résonne dans ses entrailles est une variation savante des humeurs vivantes qui la baignent au-dehors. On la croyait destinée à la beauté idéale des grands monuments, mais sa géométrie est de sang, de sève et de sons. Elle craque, résonne, gémit de plainte et de plaisir sous la morsure des vents et le mouvement incessant des minuscules humains qui la harcèlent de leurs innombrables désirs. Des herbes voyageuses se glissent dans ses anfractuosités, des chats vivent à la jointure grossière de la terre et du béton que l’on a pas su cacher.

Derrière sa façade rutilante et sa chatoyante parure d’aluminium, dans l’angle mort où le bâti rencontre le parc, les arbres, les hommes et leurs errances, un improbable désert propose aux vivants une interface pour habiter l’incertain. Les angles s’effondrent, la complexité générale de l’édifice se révèle insoluble et génère d’improbables espaces vacants, impensés et chaotiques. On jurerait voir les ouvriers se gratter la tête en se demandant comment raccorder ces lignes en fuite, éviter la déroute, l’ébranlement de toute la structure et de tous les sens. Le visiteur hésite à s’engager ici, sous ces courbes obscures, dans ces longs couloirs dépeuplés qui ressemblent à la nuit après la pluie de rayons solaires qui l’a accueilli plus tôt. Toutes les incohérences éclatent là en un espace soudain libre de toute attente et de toute représentation. Des adolescents y nouent de secrètes étreintes, un voyageur égaré tâtonne à la recherche d’une issue, des silhouettes enflent et se réfractent dans les vitres à la poursuite d’un reflet futur… Le plus souvent, il n’y a personne. C’est le meilleur endroit pour écouter la Philharmonie chanter - là où ses matières contraintes s’abandonnent dans le silence à quelques frottements grinçants et mélancoliques qui racontent ce qu’il y a de prodigieux, pour un corps si lourd, à renouveler tous les jours son élan virtuose contre l’inertie du monde.

Il est peut-être exagéré de dire que la Philharmonie rêve, mais il y a quelque chose, dans cet immense amas mathématique d’éléments inertes qui semble métaboliser une pensée ou un frémissement qui précède le rêve. Toute entière traversée des désirs obsédants des vivants qui l’arpentent en tous sens - la foulent et la frôlent - on la dirait tentée de muer, de perdre sa carapace étouffante de monument public dont on exige allure et prestige. À bien y regarder, on perçoit un frisson qui voyage comme une onde, creuse des écarts imperceptibles dans le ciment qui s’effrite, pulse sous le métal chaud qui se rétracte en tintements de xylophone dans le soir et fait s’éveiller, d’une turbulence un peu plus forte que les autres, un oiseau réel qui s’arrache à la nuée pétrifiée de la façade. 

Dans un geste infime, infinitésimal, le gigantesque corps tente de se désquamer, de se décarcasser au sens le plus littéral du terme pour prendre enfin sa juste dimension de minéral animal, vivant de musique et de tohu-bohu, de grands souffles majeurs, de grandes circulations d’air dans les conduits caverneux mêlant le dedans au dehors et faisant résonner le vacarme organique de la vie en une harmonique de forge monumentale qui est l’architecture primitive de toute musique.

Il ne s’agit plus là de savoir ce qui est beau et ce qui ne l’est pas. Il s’agit de concevoir des forces et des échanges, des perturbations et des équilibres, des transitions de phase dans un continuum de devenir. La Philharmonie met en mouvement des couples de pies, des bassons, un déluge de photons, des petits chiens que leurs maîtres promènent, un étudiant plein de portées, une diva cherchant l’ascenseur, un passant, des vélocipèdes, une bulle de champagne éclatant à la surface d’un verre, de la fumée de cigarette, un maître d’orchestre venu d’un autre hémisphère du globe, deux travailleurs qui ne travaillent pas et dorment à l’ombre, des triangles, des ronds, des mi bémols, des accords mineurs, des toussotements, la lumière orangée des lampadaires, les cris des enfants, la pluie qui ruisselle, l’écho répercuté de la circulation, les pollens tombés du ciel, les cordes et les archets, et une ultime note qui reste un instant suspendue dans le vide avant de s’y dissoudre, entièrement reprise par l’océan du silence. 

C’est la topologie qui permet les dynamiques de circulation. La topologie de la Philharmonie est celle d’un rocher sur les fonds marins : elle orchestre des courants, des fréquentations éphémères ou des usages répétés de tous types d’organismes qui trouvent là un point de repère, un habitat, une halte ou un simple carrefour. On pourrait imaginer les observer vivre en effaçant progressivement le bâtiment-rocher : ce serait alors la combinaison de leurs déplacements, de leurs vitesses et de leurs couleurs qui nous donneraient les contours du monde qu’ils arpentent et autour duquel ils gravitent. C’est ainsi que l’on prend conscience de l’importance des surfaces et des volumes : en pliant l’espace, ils proposent des chemins au vivant. Cette faculté d’ouvrir des possibles donne à la matière inerte un troublant pouvoir d’agencement. Un rythme.

Il est peut-être exagéré de dire que la Philharmonie est vivante, mais il y a quelque chose, dans cet immense amas mathématique d’éléments inertes, qui semble métaboliser une respiration ou un frémissement qui précède la vie.

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