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Légendes des photos parues dans

le journal La Croix le 11 mai 2020

Il est 20h et, suivant l’habitude prise par les Italiens, les gens de ma rue sortent sur leurs balcons pour applaudir le personnel soignant et, plus largement, tous ceux qui continuent à travailler et à s’exposer pour rendre le confinement des autres possibles. Cet homme est mon voisin d’en face et je l’ai photographié lui plutôt qu’un autre parce que son corps s’exprime pour lui. Seul et digne, en chaussettes à la frontière de son intérieur confortable et de l’extérieur plongé dans la nuit, il regarde la façade de mon immeuble où de nombreux voisins font, comme lui, ce simple geste d’être présent aux autres, trois minutes, hors de son monde et de sa bulle personnelle. Cette frontière là, c’est déjà les Confins, un espace liminal où quelque chose d’essentiel se joue. Bien-sûr, le point central de cette photo, ce sont ses mains. Figées dans leur mouvement par le déclenchement de l’appareil, elles proposent un langage des signes où il faut lire l’envol, la légèreté, la possibilité politique de s’arracher - si on le désire - à ses propres pesanteurs. La photo de l’oiseau ne dit pas autre chose. Elle aussi est un signe saisi dans une banalité qui d’habitude nous submerge. Mais saisi et vu pour ce qu’il est, le signe nous révèle une beauté 

qui est aussi une proposition : le quotidien le plus banal est riche de rencontres et de possibles auxquels il ne tient qu’à nous de nous ouvrir.

Le portrait de cette jeune femme est l’une de mes premières photos en temps de confinement. Elle et moi naviguons dans un espace-temps devenu subitement étrange, ralenti. Les rues se sont partiellement vidées, le brouhaha de la ville s’est assourdi. La couleur électrique de sa chevelure, son masque chirurgical, les motifs hypnotisants de son pull… tous sont comme des éléments de légende décrivant l’improbable situation dans laquelle nous venons de basculer. Mais là encore, comme souvent dans un portrait, le point central de l’image ne réside pas dans l’accessoire mais dans le regard de cette femme. C’est lui qui, partiellement voilé derrière les cheveux et le masque, dit l’essentiel de notre rencontre : celle où deux inconnus se côtoient brièvement, essayant de conserver une distance adéquate tout en s’efforçant, par l’acte du portrait lui-même, de l’abolir. Il en résulte une image frontale, pourtant ambigüe et incertaine, d’une époque où trouver la juste distance est devenu, encore plus qu’auparavant, une question centrale dans nos vies.

En regard se trouve la banderole tendue sur la permanence syndicale de l’hôpital Tenon, à côté duquel j’habite. Le message n’a cette fois-ci rien d’ambigu. Il dit l’ironie et le cynisme d’une situation où le politique, guidé par un programme idéologique clair, s’est attaché à détruire, un gouvernement après l’autre, un bien public indispensable à qui l’on doit tant en ces temps de pandémie.

Cette jeune femme à sa fenêtre est technicienne en imagerie médicale à la Fondation Rotschild à Paris. Elle raconte ses douze heures de travail quotidien, les radios à faire en chambre pour les patients Covid entubés, les scanners thoraciques qui font le diagnostic de la maladie en révélant l’infection généralisée des poumons, le long et éprouvant protocole hygiénique de protection pour ne pas s’infecter soi-même et infecter les autres… Elle raconte la tension dans les étages, le rythme démoralisant des décès, la morgue de substitution dressée dans la cour de l’hôpital. Aujourd’hui, c’est son jour de repos. Elle profite des quelques minutes où le soleil vient lécher la façade de son immeuble, dont elle occupe un studio de 17m2 en rez-de-chaussée.

L’Etat d’urgence, sanitaire ou non, c’est avant tout une décision (démocratique, ici) de restreindre les libertés individuelles et collectives. De ce fait, il naît toujours une réflexion sur la coercition et les moyens mis en oeuvre pour l’appliquer. Je m’intéressais déjà de loin à la question des technologies de surveillance et le confinement a été le déclencheur d’une réflexion visuelle sur ce thème. J’ai commencé à cartographier mes déplacements par le biais d’une trace GPS quasi ininterrompue, jour et nuit. Parallèlement, je me suis mis à photographier ces dômes dit de « vidéoverbalisation », un terme de novlangue se substituant à celui, plus inquiétant, de vidéosurveillance.

Fleur poussant dans un recoin de la villa de l’Ermitage. Le confinement a ceci de particulier qu’il est intervenu au moment même où la nature, elle, entamait son déconfinement saisonnier. C’est quelque chose que tout le monde a remarqué. Le soleil, la douceur, le retour des oiseaux migrateurs, les arbres en fleur… Je n’ai jamais vu autant de monde prendre conscience de la présence des plantes dans la ville. S’attarder auprès d’un massif de glycines, cueillir quelques pissenlits à travers les grilles d’un jardin, se prendre en photo devant un cerisier du Japon… Les Confins sont parsemés de fleurs car, en travaillant sur le terrain, je réalise souvent des herbiers (physiques ou, comme ici, numériques). C’est plus qu’un détail ou un enjolivement, c’est une attention portée aux formes de vie non-humaines qui contribuent à faire d’un lieu un espace émergeant de liens, de formes et d’interactions entre les vivants.

Inscription murale près de la place des Fêtes. Les mots parlent d’eux-mêmes. Ils disent surtout, au-delà du contexte d’épidémie dans lequel ils ont fleuri, le niveau d’exigence politique qui n’a cessé de s’élever devant les enjeux sociaux, économiques et environnementaux auxquels nous faisons face. Ils sont le symptôme d’une conscience aigüe des problèmes structurels de notre société, et le signe que les gouvernants ne peuvent désormais plus gouverner contre leurs propres citoyens dans une optique strictement libérale du bien public et commun.